Journal d'un tueur sentimental et autres histoires by Sepúlveda Luis

Auteur:Sepúlveda, Luis
La langue: fra
Format: epub
Tags: Policier, Nouvelles
Éditeur: Métailié
Publié: 1991-06-14T16:00:00+00:00

CINQ. Des voix du temps

L’inspecteur George Washington Caucaman tapa son maigre rapport sur la visite des acteurs reconvertis dans le sexe téléphonique, et termina en indiquant qu’il se rendrait l’après-midi au studio – il eut envie d’écrire maison close virtuelle – pour être témoin des appels qu’il qualifia d’obscènes et inquiétants. Avant de quitter sa table il regarda l’objet qu’avait laissé le couple, et comme il ne savait pas s’il devait l’appeler bande ou cassette, il décida de l’écouter avant de le répertorier comme preuve éventuelle.

La commissaire lut, dit que ce qui serait vraiment inquiétant c’est qu’on récite le chapelet à ces porcs, au téléphone, et lui demanda s’il savait conduire, car il avait le droit d’utiliser une des voitures de patrouille.

— Nous, les inspecteurs ruraux, nous savons conduire les autos, les camions, les chevaux, les hors-bord, les petits avions. Mais, moi, je préfère marcher si ça ne vous dérange pas.

Anita passa le prendre à midi. Elle avait un panier avec des sandwichs, un thermos de café et des oranges. Il pleuvait sur la ville et l’odeur d’humidité rendait l’air presque respirable.

— On va dans un endroit près du ciel, dit Anita et elle démarra.

Au sommet de la colline San Cristobal ils se sentirent joyeusement seuls. Cent mètres plus bas les pentes de la colline disparaissaient dans des nuages de gaz qui recouvraient tout. Ils savaient que par là, plus bas il y avait le zoo, l’œnothèque, les jardins du quartier Bellavista, la ville triste et grise du mois d’août.

— J’aime cet endroit, dit l’inspecteur.

— Moi aussi. J’y viens dès que je peux. J’imagine qu’un grand vent va soudain souffler du Pacifique, qu’il emportera le nuage de smog, et qu’en redescendant je trouverai la ville que j’ai perdue en 73, avoua Anita en épluchant une orange.

— Eh bien. Toi aussi tu fais partie de la bande des perdants.

— Et j’ai beaucoup perdu. Un compagnon par exemple. Il s’appelait Moïse Panquilef, mapuche comme toi. Qu’est-ce que tu veux dire par là : moi aussi je fais partie de la bande des perdants ?

— Aujourd’hui j’ai rencontré un couple d’acteurs exilés qui sont revenus dans une ville qui ne les a pas reconnus. Je regrette pour ton compagnon.

— Moi aussi. Nous nous sommes connus à la fac, en pédagogie, ensuite nous avons vécu cinq ans ensemble, jusqu’à ce qu’un jour de novembre 73 on l’emmène de l’école où il enseignait et il a disparu. Et toi, George Washington Caucaman, qui es-tu ?

— Je suis le fils d’un boulanger mapuche qui lisait Sélection du Reader’s Digest. D’où mon nom. J’ai un frère qui s’appelle Benjamin Constant Caucaman. Un jour mon vieux a décidé que les Mapuches ne survivraient que s’ils se rangeaient du côté de la loi. C’est comme ça que je suis devenu inspecteur de police et mon frère carabinier.

Il pleuvait et on était bien dans l’auto, à l’abri du monde, protégés par le rideau d’eau qui glissait sur le pare-brise. Anita mit une cassette de Los Panchos et servit deux tasses de café.

—

Télécharger

Déni de responsabilité:
Ce site ne stocke aucun fichier sur son serveur. Nous ne faisons qu'indexer et lier au contenu fourni par d'autres sites. Veuillez contacter les fournisseurs de contenu pour supprimer le contenu des droits d'auteur, le cas échéant, et nous envoyer un courrier électronique. Nous supprimerons immédiatement les liens ou contenus pertinents.