J'ai 14 ans et ce n'est pas une bonne no by Jo Witek

J'ai 14 ans et ce n'est pas une bonne no by Jo Witek

Auteur:Jo Witek [Witek, Jo]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Éditions Actes Sud
Publié: 2021-02-01T13:31:30+00:00


9 Le jour des présentations

Je porte pour l’occasion une robe prêtée-ajustée-­raccommodée par l’une de mes cousines, ainsi que le collier de mariage que ma mère m’a offert. Le sien. Celui qu’elle avait reçu de sa propre mère, qui sans doute l’avait reçu de sa mère et ainsi de suite sur plusieurs générations. Un collier de chien. Un collier de servitude, transmis de mères en filles nubiles. J’imagine à présent qu’elle aussi, autrefois, avait été forcée d’épouser mon père. À moins qu’elle ait eu la chance de pouvoir le choisir. Mais peut-on choisir de se marier à dix ans ? J’ignore leur véritable histoire. Ces choses-là ne se racontent pas. Chez nous, l’intime n’est que silence, l’émotion une faiblesse qu’on apprend vite à étouffer.

Le jour officiel des présentations est un rituel très bien huilé. Des gestes mécaniques appris par cœur et perpétués par les femmes de ma famille. Mes cousines, mes tantes, ma grand-mère, mon arrière-grand-mère et quelques voisines ont pour l’occasion investi la maison. Dès le départ de mon père et d’ta pour l’atelier, elles sont venues aider ma mère à préparer le décor, les pâtisseries, le thé et la bête à admirer. Je suis cette bête de foire. Maquillée, coiffée, habillée, exposée sur une natte fraîchement tressée. Je suis une statuette, offerte pour la première fois au regard du fiancé. On me fait croire que je suis une déesse. Une figure sacrée. Le clan des femmes m’entoure, m’étouffe, se referme sur moi dans une attention complice qui blesse. Toilette, onguent, tatouage, parure, maquillage, coiffure, encens, tout est prévu. Les gestes sont doux, précis, l’ambiance joyeuse. Pas de cris. Pas de pleurs. C’est une violence sourde qui m’entoure. Leurs sourires menottent mes rêves, leurs massages griffent mon âme. Je suis incarcérée dans une prison de femmes. La barbarie est silencieuse, parfumée. Je n’ai pas d’autre choix que de me laisser faire. Je sais que si je me révoltais, aucune d’entre elles ne me le pardonnerait. Aucune d’entre elles ne le comprendrait. De leur point de vue, elles font bien leur travail de femmes. La réflexion de Grandmama, mon arrière-grand-mère, qui pour l’occasion a traversé le village à pied, me le confirme :

– Ce mariage va rendre fière et heureuse toute la famille ! Ce sera une grande fête. C’est bien, Efi, tu au­­ras une très belle vie, un bon mari et de beaux enfants.

Pour toutes ces femmes, nos traditions immuables sont leur unique richesse dans un monde qui tourne sans elles. Les rites séculaires, c’est tout ce qu’on leur a laissé. Je me sens si seule avec mes pensées, si isolée avec mes connaissances qui ici ne servent à rien. Elles sont tellement joyeuses d’entonner à tue-tête les chansons de notre folklore. Je suis si désespérée. Quand cela va-t-il s’arrêter ? Quand les femmes de mon village auront-elles le courage de se rebeller ? De dire, ça suffit. Pour nos filles, ça suffit cette mascarade ! Je les observe quitter la pièce les unes derrière les autres à la queue leu leu.



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