Histoire des peurs alimentaires by Ferrières Madeleine

Auteur:Ferrières, Madeleine
La langue: fra
Format: epub
Tags: Essai, Historique
Éditeur: Seuil
Publié: 2002-03-14T16:00:00+00:00

Les dangers du bœuf hongrois

De tous les bovins marcheurs, nul ne voyage plus longtemps et plus loin que le bœuf hongrois. C’est pour pourvoir aux besoins des grandes villes de l’Italie du Nord que le circuit le plus long s’est mis en place. La traite des bœufs hongrois s’étire sur des centaines de kilomètres et touche de nombreux pays, mettant même en contact deux empires dont les frontières sont, pour le reste, hermétiques : l’empire ottoman et l’empire germanique[25]. Ce commerce est anciennement attesté, puisqu’on a de solides indices sur le trafic bovin le long du Danube à partir du XIIIe siècle. Le circuit relie une offre à une demande, l’offre étant celle des régions d’élevage semi-nomade des plaines d’Europe centrale qui jouent pour l’Ancien Monde le rôle joué par la pampa argentine au XIXe siècle. La demande émane des grands centres urbains consommateurs de viande de la vallée du Rhin et de l’Italie du Nord, Cologne, Nuremberg, Venise. Quand la demande carnée, à la fin du Moyen ge, s’accroît, le circuit s’allonge, on tire des bœufs au-delà de la Hongrie, du bassin des Carpates, des bords de la mer Noire et même de la Crimée. La Hongrie, fournisseur privilégié, est aussi un centre de transit et de regroupement pour des troupeaux plus orientaux. Au vrai, ce qu’on appelle à Venise le bœuf hongrois est aussi bien bosniaque ou ukrainien. D’où qu’elles proviennent, ces bêtes à cornes sont toutes de la même race grise des steppes, grande, rustique et surtout redoutable marcheuse. Elles sont conduites vers les marchés occidentaux suivant deux directions. La première route vers l’Allemagne suit à peu près le cours du Danube, avec pour principaux marchés Vienne et Nuremberg. Vienne, marché d’achat et de transit, voit passer une moyenne de 66 000 bêtes chaque année à la mi-XVIe siècle. L’autre itinéraire est contrôlé par des acheteurs vénitiens, il passe par les régions Slovènes sous le contrefort des Alpes et aboutit dans les terres vénitiennes. Dans la décennie 1600, on estime à 20 000 têtes le nombre de bêtes importées des plaines d’Europe centrale jusqu’à Venise. Le problème avec le bœuf hongrois, c’est qu’il ne voyage pas seul, qu’il emporte souvent avec lui un virus – au sens alors courant de poison –, le virus de la peste.

Le 27 août 1711, un troupeau de bœufs hongrois que l’on mène aux abattoirs de Padoue traverse le village de Semeola. Un bœuf s’échappe, s’égare dans le domaine du comte Borromée. Il est recueilli par un berger, qui l’héberge dans l’étable de son patron avant de le rendre à son propriétaire. Huit jours plus tard, tous les bovins du comte tombent malades, et tous, sauf un, meurent. Comme le fléau se répand dans tout le Nord de l’Italie, des experts de qualité se concertent : Ramazzini, grand professeur à l’université de Padoue, Cogrossi, Vallisneri, Lancisi, archiatre du pape. Et tous font-le même diagnostic : il s’agit d’une peste bovine inconnue jusqu’alors.

On assiste à une mobilisation du milieu scientifique italien autour de

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