Histoire des choses banales - Naissance de la consommation (XVIIe-XIXe siècle) by Roche Daniel

Auteur:Roche, Daniel [Roche, Daniel]
La langue: fra
Format: epub
Tags: det_, histoire, Société, Consommation, politique
Éditeur: Fayard
Publié: 2015-11-25T23:00:00+00:00

Eaux royales, eaux bourgeoises, eaux populaires

Dans le monde chaud de la thermodynamique et des machines à vapeur triompheront les équipements passifs, rêvés dans la civilisation froide de l'architecture hydraulique et des moulins à eau. Cette limitation symbolique de la puissance du feu caractérise le transfert qui s'est joué autour de l'eau dans la civilisation urbaine. Dans la société moderne et au temps de la rareté aquatique, domine un modèle aristocratique qui repose sur la fortune, l'utilisation de domesticités abondantes et souvent l'octroi d'un privilège particulier, mais qui n'entraîne pas forcément une frontière sociale rigoureuse. Nobles et riches boivent la même eau et d'aussi mauvaise qualité que les gens de peu; leur vrai privilège, c'est d'en disposer en quantité et avec régularité, de pouvoir la filtrer plus aisément, d'y rajouter de la glace en saison chaude. Les gestes de la toilette sont aussi succincts chez les uns et chez les autres, et les pratiques du bain chez le barbier étuviste, voire du bain de rivière, relèvent de gestes qui mettent en cause l'âge, la sociabilité, le loisir, la santé autant sinon plus que les pratiques hygiénistes.

L'eau est avant tout élément d'un décor dans la civilisation aristocratique du paraître. Elle est d'abord au service de la fête, de l'esthétique et de l'agrément des parcs et des jardins. Quand Henri IV projette d'amener les eaux d'Arcueil à Paris, il en réserve plus de la moitié pour arroser les grottes du Luxembourg et les bosquets des Tuileries. Les Francine, mécaniciens et fontainiers venus d'Italie, aménagent les parcs royaux à Saint-Germain, à Fontainebleau et à Versailles. Leur œuvre versaillaise est gigantesque et surprenante d'invention; ils dotent le parc des artifices hydrauliques nécessaires aux divertissements royaux, ils assurent par un système de pompes et de canaux d'adduction les eaux aspirées par ces machineries de la Voluptas. Le captage de l'étang de Clagny, le réservoir, les grottes, la capture partielle de la haute Bièvre, le parterre, l'allée d'eau, le théâtre et le pavillon d'eau, le bassin de Neptune engloutissent, avant la construction de la machine de Marly pour élever les eaux de la Seine (1687), l'énorme somme de 40 millions de livres357. L'aqueduc d'Arcueil avait été payé, en 1634, 460 000 livres, et Belidor proposait d'équiper la capitale de deux pompes à feu pour moins de 3 millions vers 1730! A la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle, la dépendance technologique paraît moins contraignante que les sujétions de la nature, encore mal maîtrisées, et surtout moins que le choix de société : la rareté des eaux de Paris et de la majorité des villes françaises s'inscrit dans le système politique, social et culturel. Ainsi peut-on évaluer le retard de Paris sur Londres; ainsi peut-on comprendre que les recherches soient au service du Prince et non à celui des hommes. Versailles est un laboratoire technique où les moyens les plus performants, des conduits aux machines, sont alors confrontés et expérimentés : la civilisation de cour suggère un modèle de besoins et d'usages qui prolonge jusqu'au dernier quart du Siècle des lumières l'économie de la rareté.

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