Eric-Emmanuel Schmitt by Soleil sombre

Auteur:Soleil sombre [sombre, Soleil]
La langue: fra
Format: epub
Publié: 0101-01-01T00:00:00+00:00

En revanche, j’agaçais chaque jour davantage Méret, qui supportait mal mon changement d’attitude, mes sourires, mes services, ma sempiternelle attention, les fleurs, les parfums, les friandises que je lui apportais à la maison. Plus je me rendais aimable, plus elle me rembarrait.

Paqen discerna ma déception.

– Jette le manche, me conseilla-t-il. Méret ne désire pas d’amant.

– Elle n’apprécie pas les hommes ?

– Elle était très entichée d’Adjid. Ils se sont mariés à dix-sept ans. Adjid est décédé à vingt-deux ans. Depuis, elle a fermé boutique.

– Fermé boutique ?

Comme explication, il esquissa un geste qui condamnait le bas-ventre. Moi qui avais été ensorcelé par le charme sensuel de Méret, la volupté diffuse émanant de son corps svelte, cette précision ne me convainquit pas. J’en profitai pour confesser ce qui me turlupinait :

– N’ont-ils pas fait des enfants ensemble ?

– Ma sœur n’y est jamais parvenue. Chaque fois, à trois mois, vlan, elle perdait le bébé. La reine des fausses couches. Elle a le vagin en gouttière : ça n’a pas le temps de s’accrocher, ça glisse.

Qu’il évoquât aussi crûment l’intimité de mon idole m’étourdit. Je demeurai un instant muet. Puis je conclus, songeur :

– Voilà pourquoi elle se livre à…

– Oui ?

– Ce trafic.

– Je ne veux rien savoir ! lança Paqen en s’enfuyant.

Je méditai longuement. En pratiquant des avortements, Méret ne se vengeait-elle pas ? Celle à qui l’enfant avait été refusé l’enlevait aux autres, elle leur faisait ce que le sort lui avait infligé. Je réussissais de moins en moins à me peindre une image cohérente de Méret : elle me paraissait lumineuse tout en œuvrant dans l’ombre avec acrimonie et cruauté. De qui m’étais-je épris ? À coup sûr, aimer n’est pas connaître, car j’étais subjugué par une femme énigmatique.

Un soir, je me demandai si je n’étais pas séduit par le mystère lui-même. Ce qui nous échappe provoque une fascination plus durable que ce qui se donne. On prête interminablement à un être sans prise, on lui attribue des richesses fictives sans démenti. L’ignorance devient alors l’asile de l’amour. Or, quand je me remémorais la scène originelle, ce tableau encadré par la fenêtre qui me présentait Méret jouant et chantant, une évidence perçait, pas un secret enfoui. Ce qui se dégageait comptait davantage que ce qui se cachait. Durant ces semaines d’interrogation sur sa vraie personnalité, je m’accoutumai à remonter à ce souvenir comme à une source, un filet de sons et de lumières qui abreuvait ma confiance lorsque la réalité se complexifiait à l’excès.

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