ENTREZ DANS LA DANSE by Jean Teulé

Auteur:Jean Teulé
La langue: fra
Format: mobi, epub
Tags: roman
Éditeur: Julliard
Publié: 0101-01-01T00:00:00+00:00

Moustache droite relevée et bouclée en point d’interrogation tandis que la gauche se dresse droite comme un point d’exclamation, en son bureau, Andreas Drachenfels conseille :

— Dans les cercueils il faut entourer de fourrage les corps pour qu’ils ne butent plus contre les façades et le couvercle.

— Vous savez où en trouver du fourrage, Ammeister ?

— Mais, mais, mais...

15.

Déambulant seul en son bureau clos, le chef du gouvernement de Strasbourg balade d’un mur à l’autre une bedaine rebondie. Il a aussi refermé la fenêtre donnant sur sa cité au bord de la crise de nerfs et prête à craquer ainsi que les coutures de ses propres habits qui le serrent. À l’intérieur du trop petit chapeau melon, le cerveau compressé de Drachenfels se trouve en état de confusion et plein de méfiance car tout va tellement de travers à la manière de ses lourds pas maladroits qui le conduisent, au petit malheur la malchance, d’une cloison à un tabouret sur lequel il ne s’assied pas. Ours neurasthénique dodelinant en cage, il tourne sans cesse au-dessus de gros genoux rhumatismaux qui grincent comme des gonds rouillés. Les poings crispés, il traverse une ombre puis, dans un impitoyable rayon de soleil, des larmes brillantes à ses yeux cernés battent l’infernal rappel de mauvaises nouvelles qui lui révulsent le cœur et brûlent la tête. Écume aux lèvres, il bafouille. Des images dansantes l’obsèdent et ne le font plus survivre que dans l’insomnie et l’angoisse. L’esprit aussi tourmenté que le corps, il ne sait quel sens donner à tout cela. Les âmes de sa ville fortifiée sont à ce point en péril qu’il halète et transpire à torrents, ses moustaches pareilles à deux serpillières pendues et dégoulinantes. D’un vague revers de main, il les essuie en levant les poches de ses yeux vers les poutres du plafond. Elles sont peintes de motifs végétaux déployés en frises aux enroulements successifs sur un fond bleu lapis-lazuli. Crâne renversé, le maire adore ce bleu profond qui lui rappelle le ciel alsacien après la pluie. Quel bonheur de contempler tous ces rinceaux peuplés de feuillages verdoyants, de fleurs épanouies, de fruits savoureux et d’animaux gras. Ici, une mousse dessinée déborde d’un bock de bière semblant fraîche qui fait saliver Andreas Drachenfels. Il n’avait jamais prêté une attention particulière à ces poutres pourtant remarquables sauf plusieurs fois en envisageant de s’y pendre afin d’oublier la pollution de l’eau, les mœurs du clergé, les conditions météorologiques, les maladies incurables, la famine et la chorémanie ahurissante des Strasbourgeois. Sinon, admirez le travail de décoration précise, certes un peu chargé mais on distingue bien les ornements. Certaines travées sont si jolies qu’on espérerait qu’elles soient des fenêtres ouvertes sur les étals des marchés. Quel chef-d’œuvre d’harmonie et d’abondance. C’est splendide. Le maire se demande s’il reverra un jour d’aussi belles choses en ville. Nuque creusée, il devient tellement ébahi par les illustrations des travées qu’un vertige a raison de son équilibre. Il se rétablit en reculant un talon avant que d’avancer l’autre

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