Du diesel dans les veines by Serge Bouchard Mark Fortier

Auteur:Serge Bouchard, Mark Fortier [Serge Bouchard, Mark Fortier]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Québec
Publié: 2021-03-10T16:16:29+00:00

Rien n’invitait à la circonspection. On y accom-plissait des exploits. Cette frénésie soumettait la machinerie à une utilisation anormale et désordon-née et, immanquablement, elle débouchait, selon l’expression des camionneurs, sur un « gros gas-pillage de bons trucks ». Paradoxalement, les truckeurs suivaient le courant, ils forçaient le rythme, 115

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chauffaient les moteurs à mort, tout en soupirant et en déplorant ce gâchis : « C’est toujours triste de voir des trucks se faire maganer. »

En 1976, au cœur de la Jamésie, un camionneur

méditait cette tension. En me parlant, il s’efforçait, je crois, de tracer une ligne que sa conscience lui interdirait de franchir.

J’ai toujours chauffé des trucks, pis je magane jamais ça. Des chums de mon coin, en Gaspésie, le savent et y m’ont demandé de charrier pour eux. Y s’étaient acheté des beaux trucks flambant neufs pour charrier des billots dans des chemins de bois, et y avaient besoin de chauffeurs. Quand j’ai vu la charge de billots qu’y mettaient pour un voyage, je leur ai dit qu’y brûleraient leurs beaux trucks en dedans d’un mois. Y m’ont pas écouté. Alors j’ai lâché la job drette-là. J’aime mieux rester chez nous que de scra-per des trucks pour rien.

La morale de son histoire ? Toujours la même. Les bons chauffeurs ne brisent pas leur camion.

*

* *

Sur la route, les chauffeurs sont responsables de leur cargaison et de leur remorque autant que de leur camion. Un défaut à l’arrimage des marchandises ou un bris de la remorque vous immobilisent tout aussi sûrement qu’une panne du moteur. Le camion et sa remorque ne font qu’un, cela paraît incontestable. Rien n’est plus nu, plus ridicule même qu’un camion bobtail, c’est-à-dire sans remor que. Ne juge-t-on pas le camion à sa capacité de bien tirer ? Sa puissance ne se destine-t-elle pas 116

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tout entière à porter des marchandises ? Pourtant, on ne retient de la remorque qui casse que l’ennui qu’elle vous cause, tandis que le bris de la machine vous arrache le cœur. La remorque n’est qu’un

accessoire. Les chauffeurs les changent parfois tous les jours. Cette pièce prend sur ses épaules pratiquement tout le poids de la cargaison, mais son sort laisse le truckeur indifférent. Il n’y est pas attaché, ni au sens propre ni au sens figuré.

S’il est sacrilège, pour la confrérie des camionneurs, de transporter une charge trop lourde, ce n’est pas pour épargner de vaines souffrances à la remorque ou pour ne pas lui briser les reins, c’est pour que le camion et son moteur ne travaillent pas trop, qu’ils ne se « maganent » pas. La relation du chauffeur à son camion et à sa puissance motrice est aimante et productive, cajoleuse et protectrice, car seul le truck a une personnalité. Au Québec, en 1980, les camions s’appellent Le Bandit, L’Enculé, La Tempête, Fanfan Dédé, Red Brute, Big Ben,

Bertha, Le Mille-Pattes, Le Pet, Miss Autoroute, Le Nomade, Boboule... La remorque, elle, est sans visage et sans nom. Elle représente la partie la plus froide, la moins vivante d’un semi-remorque.

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