Dans ma jeunesse by Jacquard Albert

Auteur:Jacquard, Albert [Jacquard, Albert]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Littérature Française, Autobiographie
Éditeur: Nastyk - TAZ
Publié: 0101-01-01T00:00:00+00:00

Premières bifurcations

À Gray, donc, j’étais devenu « bon élève ». J’ai passé sans problème le bac « math élém ». Une ambiance très particulière régnait dans cette classe de maths, grâce à la pédagogie « interactive » avant la lettre que pratiquait notre professeur. Tout le travail se faisait en commun, avec la bénédiction – ou dans l’ignorance ? – des autorités du lycée. Il n’était pas question de notes ou de classement mais de la meilleure façon de comprendre les théorèmes.

En octobre, j’ai passé le bac « philo », ce qui était possible à l’époque grâce aux deux sessions d’examens. Dans cette discipline, je suis typiquement un autodidacte dont la principale source d’information et de réflexion m’est bien connue, le manuel de Cuvillier, une référence à laquelle j’ai encore régulièrement recours pour élargir mon horizon. Je l’ai lu de la première à la dernière ligne.

Muni de quelques mentions, je pouvais tenter d’entrer à Polytechnique où j’avais décidé d’aller, puisque, désormais, j’étais « bon ». Où préparer l’X en ayant de bonnes chances de l’intégrer ? La réponse des experts consultés était unanime, à Sainte-Geneviève, chez les jésuites. Mes parents étaient résolus à m’y faire inscrire pour préparer les concours. Avec les sacrifices que cela impliquait, financiers mais aussi affectifs.

Me voilà donc parti pour Paris, à l’automne 1943, alors que la guerre est à son paroxysme. Je passe l’année scolaire 43-44 dans une sorte d’obnubilation du travail, favorisée par l’organisation militaro-religieuse de l’établissement. La guerre n’est pas plus proche que lorsque j’étais à Gray. D’ailleurs, on ne s’en soucie guère.

Aux vacances de l’été 1944, la libération de Paris est achevée. C’est alors que j’ai appris le sens du mot « juif » et la réalité inacceptable, inimaginable des persécutions, des rafles, des déportations.

Dans le chaos ambiant, il m’est impossible de revenir à « Ginette » au début de l’année scolaire. Ce n’est réalisable qu’avec deux mois de retard, en novembre. Mon père m’accompagne.

Nous sommes reçus par le Père-Préfet qui lui dit, en ma présence : « Ne vous faites pas d’illusions, dans les conditions actuelles, une demi-année de préparation ne sera pas suffisante pour réussir, même si votre fils travaille beaucoup. S’il vise Polytechnique, ce ne pourra pas être cette année mais la suivante. » Je me souviens comme si c’était hier de mon sentiment en écoutant ces prévisions : « Mais pour qui me prend-il, de décider que je ne serai pas reçu ? Quel manque de confiance en moi ! » Alors, j’ai travaillé sans relâche, pour faire en quelques mois ce qu’on fait habituellement en une année. De l’aube à la nuit, je travaillais, je révisais, je répétais, je me lançais des défis, je m’abrutissais. Et j’ai été reçu. J’ai donc déjoué les prévisions du jésuite. Aujourd’hui, quand j’y repense, je trouve ce comportement bien infantile. Pendant quelques semaines, ma seule obsession a été d’ingurgiter les théories qui avaient quelque chance d’être utiles pour l’examen.

Je dois ajouter que, peu avant cette entrevue avec le Père-Préfet, j’ai appris

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