Carnets de la drôle de guerre (Septembre 1939 - Mars 1940) by Jean-Paul Sartre

Carnets de la drôle de guerre (Septembre 1939 - Mars 1940) by Jean-Paul Sartre

Auteur:Jean-Paul Sartre
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Editions Gallimard
Publié: 2018-04-14T16:00:00+00:00


Lundi 18

Les hommes, dit-on – disait Maheu dans sa dernière lettre – ne méritent pas la paix. Cela est vrai. Vrai en ce sens, tout simplement, qu'ils font la guerre. Aucun des hommes qui sont présentement mobilisés (je ne m'excepte pas naturellement) ne mérite la paix, pour la raison que s'il la méritait vraiment, il ne serait pas ici. – Mais il peut avoir été contraint, forcé... Ta ta ta : il était libre. Je vois bien qu'il est parti en croyant qu'il ne pouvait faire autrement. Mais cette croyance était décisoire. Et pourquoi en a-t-il décidé ainsi ? C'est là que nous retrouvons les mobiles et la complicité. Par inertie, veulerie, respect des puissances, peur d'une condamnation – parce qu'il a supputé les chances et calculé qu'il risquait moins à obéir qu'à résister – par goût de la catastrophe – parce que sa vie ne le retenait pas assez (en ce sens réussir sa vie, autant que le permet la nature de l'objet, c'est travailler à la paix. J'en ai vu qui, pour avoir manqué leur mariage, déclaraient en Octobre 38 qu'ils voyaient venir la guerre avec indifférence, sans paraître comprendre que leur situation d'hommes historiques donnait du poids et de la conséquence à cette indifférence et qu'elle rapprochait la guerre – pas assez pour la faire éclater, assez pour les rendre complices) – parce qu'il avait besoin d'un grand cataclysme pour accomplir son métier d'homme – par importance, sottise, naïveté, conformisme – par terreur de penser librement – parce que c'était un coq de combat. Voilà pourquoi, en guerre, il n'y a pas de victimes innocentes. Le fussent-elles au départ, d'ailleurs, elles reprendraient la guerre à leur compte par mille manières de s'en rendre complices dans le détail de leur vie militaire. En sorte que le mythe de la Rédemption prend ici toute sa force morale : la nature de l'historicité est telle qu'on ne cesse d'être complice qu'en devenant martyr. Seuls ne méritent pas la guerre les hommes qui ont accepté d'être les martyrs de la paix. Eux seuls sont innocents, car la force de leur refus est assez grande pour qu'ils supportent le malheur et la mort. Il est donc vrai qu'en acceptant les conséquences de leur refus, ils souffrent innocents pour autrui ; ils payent la dette d'autrui. Il n'y a donc pas d'autre manière d'assumer son historicité qu'en se faisant martyr et rédempteur. C'est ce qui m'a donné de l'admiration pour ce Koestler, journaliste étranger qui assiste en spectateur à la prise de Málaga5. Ses amis le font monter avec eux dans une auto et ils partent vers Alicante au milieu de la panique générale. Mais au premier embarras de voitures, il saute à terre, il reste seul à Málaga. Il ne le dit pas mais on sent qu'il veut payer. Payer pour les généraux qui ont trahi, pour les soldats en déroute, pour les lâches gouvernements démocratiques qui n'ont pas osé intervenir. Payer parce qu'il se sent responsable de la réalité-humaine et qu'il veut assumer son historicité.



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